« Dylan le passeur »

dylanPar Amnon Suissa*

Succédant à la Bélarusse Svetlana Alexievitch en 2015, l’attribution du Nobel de littérature en 2016 au chanteur Bob Dylan a provoqué la stupéfaction auprès de certains auteurs. D’une part les écrivains dits puristes, et d’autre part, les inconditionnels de Dylan. Afin d’élucider quelque peu ce débat, je suggère une perspective à deux volets. Dans un premier temps, un bref survol des pour et des contre, d’un point de vue des écrivains, et dans un deuxième temps, ma vision personnelle, plus privée, voire affective envers mon héros de poète.

Bob Dylan : oui mais…
Énorme surprise, le 13 octobre 2016, Sara Danius, la secrétaire générale de l’Académie, annonce que le prix Nobel de littérature est attribué à Bob Dylan. Citant les belles paroles de ces chansons Visions of Johanna et Chimes of Freedom, et s’assurant d’une grande unanimité des académiciens suédois, elle souligne que Dylan s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à William Blake, le célèbre poète anglais mort en 1827. Sous les cris d’étonnement et des applaudissements de l’assistance à Stockholm, elle souligne que Dylan a créé une nouvelle forme d’expression poétique inscrite dans la grande tradition de la musique américaine. Cette nomination en a fait sursauter plusieurs. Certains estiment la littérature bafouée par cette nomination, cette dernière relevant plus de la chanson que de la littérature au sens classique.

Mais qu’entend-on par littérature classique ?
Être écrivain, est-ce seulement écrire des livres ? Ce Nobel attribué pour la première fois à un chanteur suscite également des questions sur la définition même de l’écrivain. Loin d’être tranchée, cette question continue de faire l’objet de débats, certains diront que cette question est vieille comme la littérature. Doit-on mesurer la qualité d’un écrivain ou d’un artiste par l’impact et l’influence qu’il a exercés sur la société ? Si oui, Dylan est largement en tête. Au delà de la modalité de l’écriture, Dylan apporte une dimension poétique et artistique à la littérature. Ses écrits ont eu un impact profond sur la société américaine, et jusqu’à un certain point, sur le monde. Si de grands écrivains à travers le monde reconnaissent sa contribution significative au plan social et politique, force est de constater que sa nomination constitue toutefois une surprise dans les annales du prix Nobel depuis 1901.

Pierre Assouline :« C’est méprisant pour les écrivains »…
Sans prétendre faire l’inventaire complet des critiques, plusieurs écrivains sont furieux de cette nomination. Parmi ces réfractaires, l’écrivain français Pierre Assouline soutient que si le nom de Dylan a été souvent cité ces dernières années, c’était plus à titre de canular. Écrivain membre de l’académie Goncourt, ce romancier français ne décolère pas contre le choix du jury Nobel qu’il considère affligeant. Selon lui, l’Académie suédoise en fait se ridiculise « C’est méprisant pour les écrivains ».

Dans cette optique critique, on peut effectivement réfléchir au fait que cette attribution met en veilleuse de très grands écrivains comme Philip Roth, Jorge Luis Borges ou Joyce Carol Oates qui attendent toujours d’être récompensés. Idem pour l’écrivain écossais Irvine Welsh qui, via son compte Twitter laisse entendre que le prix attribué à Dylan, était le choix de « vieux hippies baragouinant aux prostates rances ». D’autres réfractaires estiment que les textes de Dylan sont souvent hermétiques, voire imperméables à toute interprétation.

makelovenotwar« Dylan est un brillant héritier de la tradition des bardes »
Et puis il y a les autres écrivains qui, au contraire, applaudissent la nomination. Parmi ceux-ci Alain Mabanckou, Salman Rushdie et Joyce Carol Oates. Selon ces grands écrivains, jouer avec la langue c’est aussi susciter des émotions par les mots, c’est ce que fait la littérature et c’est ce que fait Dylan. Mabanckou en rajoute en disant que : « Les puristes et autres râleurs crieront certainement au sacrilège, au dévoiement de l’esprit du Nobel, mais je suis heureux que la littérature soit aussi reconnue dans la Parole, au sens poétique de ce terme ». Dans cette même veine, l’écrivain britannique Salman Rushdie, auteur du best-seller mondial « Les versets sataniques » et candidat sérieux au prix Nobel cette année, estime que Bob Dylan était un super choix. Il rappelle que le héros grec Orphée et le poète pakistanais Faiz Ahmed, sont la preuve vivante de ces liens historiques et incontournables entre la chanson et la poésie. Dans ce sens, Dylan est un brillant héritier de la tradition des bardes.

Et pourquoi pas Brassens ou Brel ?
Quant à la grande romancière américaine Joyce Carol Oates, pressentie également plusieurs fois pour un Nobel de Littérature, elle a réagi avec fair-play en disant que le choix de Dylan était inspiré. Du même coup, elle estime que les Beatles auraient pu être choisis et espère par la même occasion que Dylan profitera de cette occasion pour dire quelque chose de politique en ces temps où la démocratie est grandement vulnérable. Dans cette optique, et pour les amoureux de la langue de Molière, on peut se demander si Georges Brassens ou Jacques Brel n’auraient pas mérité aussi ce type de nomination…

D’autres écrivains et romanciers n’hésitent pas à louer ce choix. Stephen King se dit ravi en soulignant que cette nomination est « une grande et bonne chose en cette saison de sordide et de tristesse ». Même son de cloche pour le romancier Philippe Margotin, co-auteur de « Bob Dylan, la totale » aux Éditions Chêne en 2015, qui considère l’auteur de Like a Rolling Stone comme « le grand poète vivant de l’Amérique du XXe siècle ». Selon ce romancier, la culture littéraire de Dylan est indéniable. Lecteur prolifique de Rimbaud à William Blake, Dylan a naturellement été inspiré par les poètes de la Beat Generation.

Aux États-Unis, le président Barack Obama a déclaré ce choix comme étant tout à fait mérité. Symbole dans les années soixante de la lutte contre la guerre au Viêt-Nam et la ségrégation, Dylan est devenu une légende vénérée par des générations entières. Considéré comme l’un de ses poètes préférés, Barack Obama lui a remis en 2012 la plus haute récompense civile des États-Unis tout en soulignant « Il n’y a pas de plus grand géant dans l’histoire de la musique américaine ».

Plus près de nous, notre grand poète et chanteur montréalais Léonard Cohen, qui à 82 ans vient tout juste de sortir un disque intitulé « You want it darker », estime que le prix attribué à Dylan tenait de l’évidence. Il résume son appréciation ainsi : « Pour moi, c’est comme accrocher une médaille au mont Everest pour dire que c’est la plus haute des montagnes ».

Woody Guthrie
Woody Guthrie

Un peu d’histoire…
Les grands-parents de Dylan ont fui les pogroms d’Europe de l’Est à la fin du 19ème siècle pour s’installer à Duluth, au Minnesota, où nait Dylan en 1941. De confession juive, de son vrai nom Allen Robert Zimmerman, l’origine de ce pseudonyme trouve son explication dans le poète Gallois Dylan Thomas que Bob appréciait. Gamin aux allures de vagabond, Dylan prétend être un orphelin du Nouveau Mexique pour s’intégrer au décor beatnik et hippie du début des années soixante. À travers David Whittaker, un étudiant de gauche avec qui il devient ami, il découvre Woody Guthrie qui le fascine au plus haut point. Il dévore son autobiographie Bound for Glory et admire sa fameuse chanson This land is your land, un genre d’hymne national qui a inspiré Les raisins de la colère de John Steinbeck. En compagnie de son fils, le chanteur Arlo Guthrie, Dylan est au chevet de son mentor Woody Guthrie lors de son décès. C’est à ce moment précis que le père fondateur du folk américain lui reconnaît un certain talent. Cette rencontre fait d’ailleurs partie du mythe fondateur de la scène Folk Song et de la source d’inspiration pour notre poète Bob Dylan. Rappelons que Guthrie a été un fervent défenseur des droits des travailleurs et dénonçait les conditions d’exploitation lors de la grande dépression et des diverses colonisations dans l’Ouest américain.

New York
En janvier 1961, et après un bref séjour à Chicago, Dylan arrive en plein hiver à New York. Il s’installe à Greenwich Village, un quartier de bohèmes où cohabitent chanteurs, artistes et militants politiques. Avec sa voix monotone, rauque et nasillarde, Dylan parvient à épouser les caractéristiques du chanteur folk par excellence et réussit même à chanter au Café Wha. Lors d’une soirée pour débutants d’un club célèbre du Village, le Gerde’s Folk City, Dylan est repéré par des critiques musicaux du New York Times et par des agents qui le font jouer en première partie du grand bluesman John Lee Hooker. À partir de cette période, et en particulier en compagnie des grands acteurs du mouvement social hippie de l’époque dont Allan Ginsberg, Dylan surprend l’Amérique et le monde entier avec sa prestation Blowin in the Wind. Cette chanson incarne tellement les défis de l’époque qu’il est aux côtés de Martin Luther King lors de son grand discours politique sous le signe « I have a dream » à Washington.

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Conversion au christianisme
En 1979, il se convertit au Christianisme, et met entre parenthèses ses origines juives. Contrairement à Léonard Cohen qui assume entièrement sa judaïté, on peut dire que Dylan a quelque peu vacillé avec son identité. Bar Mitsva en 1954, il eut un retour d’identité juive durant les deux guerres en Israël, celles des Six jours en 1967 et de Kippour en 1973. Durant cette période, il alla en Israël à trois reprises et se recueille devant le Mur de Lamentations à Jérusalem. Il lui est arrivé de chanter même pour l’organisation Habad ou devant le pape au Vatican avec la chanson Knocking on Heaven’s Door.

En 2016, en hommage à Woodie Guthrie, Bob Dylan a inauguré un musée regroupant six mille articles issus de ses œuvres à Tulsa, Oklahoma, lieu de naissance de son mentor. On peut penser aux écrits de ses chansons considérées comme des classiques comme Blowin in the Wind, Everybody Must Get Stoned, Times They Are Changing, Like a Rolling Stone, Just Like a Woman, Mister Tambourine Man, a Hard Rain is Gonna Fall, Masters of War, Tangled up in Blue, Hurricane, et j’en passe. À ceux-ci, il faut inclure des enregistrements datant de 1959 rassemblant près de six décennies de créations. Honoré par ces archives, Dylan se dit heureux de collaborer avec l’Université Helmreich Center for American Research et la ville de Tulsa, reconnue pour son histoire de classe ouvrière plutôt que de grandes villes américaines.

dylanMon Bob Dylan
Pour moi, Dylan est un phénomène à part. S’il a erré et continue de le faire encore à 75 ans avec son harmonica et sa guitare, c’est qu’il réussit, comme le disait Robert Musil à féconder nos pensées. Déjà à mon adolescence, j’écoutais avec attention Like a Rolling Stone que je trouvais belle sans trop comprendre les paroles. C’est au contact d’une étudiante américaine, mordue de Dylan, que ses paroles m’ont été transmises. Une fois mieux comprises et replacées dans leur contexte de l’époque de la fin des années 60, j’ai été bouleversé par la justesse de ces poèmes qui critiquaient très justement les inégalités de l’époque. Dylan répondait également à ma condition de jeune adulte en quête de sens en Israël. Quand j’écoutais « How does it feel to be without a home uncompletely unknown like a rolling stone », cela résonnait très bien dans ce que je vivais à l’époque. Entre ma réalité et ma quête de sens et ce qu’il décrivait, il y avait une belle adéquation, une vraie symbiose, quoi. Initié à ce chanteur et poète que je qualifie d’extraordinaire, c’est grâce à lui que je comprends mieux la vie américaine et ses enjeux sociaux et politiques de l’époque : racisme, guerre du Vietnam, pluies acides, liberté, mouvements sociaux et civiques, hallucinogènes, etc.

Alors que je vivais au Kibboutz à la fin des années 60 et début des années 70, il y a lieu replacer un peu le contexte social et culturel de cette époque. C’est bien sûr le mouvement Hippie, les Beatles et les Stones, la mode des communes, et c’est aussi tout le mouvement social de Peace and Love qui vient se greffer à ce type de communauté du socialisme égalitaire, le Kibboutz. Là régnait également une ambiance parfois olé olé avec la présence de nombreux volontaires venant principalement des USA et de l’Europe. De temps en temps, on voyait circuler, ici et là, un peu de cannabis, l’amour libre pour tout le monde, il y en avait pour tous les goûts. La musique de Dylan est omniprésente et beaucoup de musiciens grattaient leur guitare avec ses chansons.

A travers ce grand poète, je pouvais mieux comprendre, et parfois mieux nuancer certains enjeux que traversait l’Amérique durant cette période. De son classique Blowin in the Wind où il dénonce les injustices et les iniquités sociales, Dylan pouvait très bien vous transporter à la crise des missiles avec Cuba et des Kennedy avec Hard Rain is Gonna Fall ou Masters of War. Poète observateur de son temps, Dylan symbolise la quête d’une liberté plus égalitaire, plus universelle. Dans cette foulée, des chansons comme Everybody must Get Stoned ou Mr Tambourine man ciblent bien les quêtes d’une meilleure société sans oublier le chaos des relations privées avec Just Like a Woman et She Belongs to me. En pointant du doigt les écarts sociaux, économiques et raciaux, Dylan ne propose pas directement, mais ne décourage pas non plus, le recours aux hallucinogènes comme espace de résistance et de changement social.

À la fin des années 60, de mon petit coin de Kibboutz du désert israélien au Néguev, je m’identifie très fort à ces questions où Dylan défend les moins nantis et les plus faibles. Il y a sans doute un lien étroit, conscient ou pas, entre ces valeurs et celles que j’ai plus tard choisies dans ma carrière professionnelle, le travail social. Arrivé à Londres en 1972, je m’étais procuré presque tous les livres bibliographiques de Dylan ainsi que les paroles de ses chansons que je rêvais de chanter, me contentant de ronronner quelques refrains des plus classiques. Aujourd’hui encore, je collectionne tous ses disques, ses paroles de chansons, ses biographies et les traîne avec moi là où je vagabonde, à ma façon. Les chansons All Along The Watchtower, Don’t think Twice It’s All Right, It’s All Over Now Baby Blue, She Belongs To Me ou le fameux hit Like a Rolling Stone résonnent encore en moi et me font chanter, mêmes dans mes rêves les plus reculés.

Dylan et Joan Baez
Dylan et Joan Baez

En 1975, Dylan fait une tournée intitulée Rolling Thunder Review et fait un stop au Forum à Montréal. Maquillé comme un clown avec un chapeau et une plume amérindienne, Dylan donne un spectacle généreux et hors du commun. D’une durée de 3 heures et demi, Joan Baez, Leonard Cohen et la grande poétesse canadienne Joni Mitchell sont présents, c’est le rond point des poètes en Amérique du Nord. Ils chantent et dansent sur scène spontanément, un régal historique et musical. Fan invétéré, je l’ai aussi revu partout où il passait du Théâtre St-Denis durant sa phase Chrétienne dans les années 80, au Parc Jarry à l’Auditorium de Verdun et dernièrement au Centre Bell. Au centre Hillel, à la fin des années 70 et au début des années 80, nous avons eu également le plaisir de chanter plusieurs de ses chansons lors de café shows.

À mon humble avis, Dylan est le poète ayant le plus marqué l’Amérique, voire le monde. Son œuvre est, depuis des décennies, étudiée dans les milieux universitaires de littérature, de poésie, de musique et de politique. Dylan c’est Rimbaud, Boris Vian, Beaudelaire et Camus mélangés à la sauce américaine. D’ailleurs, Dylan lisait ces auteurs et s’en inspirait. Les chansons protestataires ne sont pas que des chansons, elles expriment le cœur des débats sociaux et politiques d’une nation, d’une période, de notre temps. Dans cette veine, il est avec Joan Baez, une des trois femmes de sa vie, à chanter au Viet Nam des chansons anti guerre. Suzie, Sara et Joan Baez ont été effectivement ses trois amours.

Israël aussi
En mai 2016, le Musée de la Diaspora en Israël (Bet Hatfoutsot) a consacré une exposition en son honneur. Cette même année, Dylan n’hésite pas, à 75 ans, à créer son 37ème album. S’il n’est pas très sociable en spectacle, il parle très peu sur scène, Dylan ne se considérant pas un « entertainer[1] » dans le sens qu’il chante pour plaire. C’est un poète qui écrit et qui chante avec sa voix nasillarde pour le plaisir, le partage et le changement social. Énigmatique jusqu’au bout des ongles, pour apprécier son œuvre, il faut prendre le temps de l’écouter pour aller en profondeur et découvrir ses paroles.

Le génie de la langue poétique c’est que Dylan transgresse l’ordre établi tout en évitant de tomber dans le piège de la morale. Quand on écoute Mr Tambourine Man ou Tangled up in Blue, on ne peut que se réjouir de l’imaginaire dans lequel il réussit à nous transporter, un monde qui respire l’altérité et la réflexion. Dans ce sens, Dylan rend en fait un grand service à la littérature car il fait vivre et revivre des mots, mais surtout des émotions. Il est aussi généreux car il partage avec nous ce qu’il a de plus cher, son intériorité.

Je crois sincèrement que les poètes sont des avant-gardistes capables de voir, de près et de loin, pour mieux observer le monde complexe dans ce qu’il ne dit pas à l’œil nu. Prophètes, plus justes et plus vrais que les grands politiciens de ce monde, ils sont souvent capables d’annoncer ou de nous sensibiliser de manière plus claire, voire plus lucide.

amnon-suissaAujourd’hui encore, il m’accompagne dans la vie, ici et là avec certaines phrases qui ont marqué mon imaginaire. Je chante et fredonne ses paroles et emploie certains de ses textes dans mes cours à l’Université. Par exemple, pour l’empathie et l’écoute active, je ne trouve pas mieux que : « I wish that for just one time you could stand inside my shoes and just for that one moment I could be you ».

Dylan n’est pas seulement un poète et un créateur, il est un passeur. AS♦

*Ph.D, Université du Québec, Montréal.

[1] « divertisseur »

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